Le Crouesty, Bretagne – Troon - Écosse
8 mai 2024
Nous venons d’entrer dans la Manche. Presque 24 heures que nous sommes en mer.
Il faut reprendre ses repères et ses habitudes perdues pendant les six derniers mois passés à terre. L’année dernière, pendant les quarts de nuit, sur la route des Açores, j'avais beaucoup lu et écrit. C’était possible car les nuits étaient calmes et nous n’avions croisé que très peu de bateaux.
« À quoi servent les heures de quart ? À se sonder. Les amis dorment, on réfléchit. » — Sylvain Tesson, Avec les fées
J'avais hâte de retrouver ces moments où l'on est seul avec soi-même, où l'on peut réfléchir et philosopher, tout en contemplant la voûte étoilée depuis le pont, grâce à cette solitude que l’océan nous offrait en cadeau.
« J’aimais ce moment de relais où l’on se passait le bateau comme un flambeau. La délicatesse consistait à arriver sur le pont un quart d’heure avant sa prise de quart. L’ami qu’on relevait avait déjà veillé trois ou quatre heures, il descendait retrouver sa couchette. Étrangement, on ne l’enviait pas. On prenait possession de ses propres quartiers de nuit, organisant les rêveries pour les heures qui venaient. » — Sylvain Tesson, Avec les fées
Rien de tout cela sur cette route menant vers l’Écosse. La veille attentive de cette première nuit en mer m’a fatiguée. Il a fallu slalomer au milieu des bateaux de pêche au large des Glénan, puis jouer à « devine qui je suis ? » avec tous les feux se découpant dans la nuit noire d’encre.
La nuit, sur l’eau en Bretagne, on dirait que les phares, les cardinales, les balises et les autres marques se parent de leurs plus beaux atours pour attirer l’attention des marins. Je me sens parfois désorientée au milieu de tous ces faisceaux lumineux, contrairement à Bernard qui les identifie avec une facilité déconcertante.
Bref, pour vivre des heures contemplatives la nuit sur un bateau, mieux vaut naviguer loin des côtes et des îles.
Dimanche 12 mai
Après deux escales, une aux îles Scilly puis une deuxième sur la petite île de Skomer, un site où viennent nicher toutes sortes d’oiseaux marins, dont des macareux, nous voici en traversée sur la mer d’Irlande. Nos organismes se sont accordés au rythme de l’océan. Ces deux étapes nous ont permis de récupérer de nos nuits précédentes, entrecoupées par les quarts.
Près de la magnifique côte du Pembrokeshire, il y a l'île de Skomer, un paradis faunique de renommée mondiale. Ses fonds exposés, ses rochers hauturiers et ses entrées abritées accueillent d'incroyables espèces d'oiseaux. Cette île est célèbre pour ses macareux moines et la plus grande colonie reproductrice de ces oiseaux dans le sud de la Grande-Bretagne, avec environ 10 000 paires de macareux moines reproducteurs sur les îles Skomer et Skokholm. Ils migrent habituellement vers les îles à la mi-avril et restent dans la région pour se reproduire jusqu'à la fin juillet.
Macareux, île Skomer © Bernard Thorens
« Quand on prend son quart en bateau par une nuit sans événements, on a intérêt à enfiler sa brassière et posséder une question à moudre. Sinon l’ennui. » — Sylvain Tesson, Avec les fées
Pas eu le temps de moudre une question pendant mon quart lors de l’étape de nuit entre les îles Scilly et l’île Skomer. D'abord, il y a eu le spectacle époustouflant des aurores boréales, puis celui d’un dauphin nageant le long de la coque de Fou de Bassan. Magie de l’instant vite balayée par une frayeur lorsqu’un chalutier nous a appelés à la VHF :
« Fouuu de Bassin, Fouuu de Bassin. Please stop immediately. »
Le capitaine d’un énorme chalutier de pêche à la traîne était en train de poser ses filets de plusieurs centaines de mètres de long. Son bateau n’étant pas manœuvrable pendant cette tâche, il nous revenait de prendre des mesures pour le laisser passer.
Aussi entendu, aussitôt fait. Nous avons remonté la dérive pour ne pas nous faire prendre dans les rets avec les milliers de poissons. J'avais pourtant évalué que notre voilier passait à une distance de 0,7 milles nautiques du bateau de pêche. Leçon retenue : la prochaine fois, je laisserai une distance plus grande.
Mardi 14 mai
Dernier jour en mer. Une dépression remonte vers le nord sur la mer d’Irlande. Nous avons quelques heures d’avance sur elle et profitons de ce temps pour rejoindre Bangor, le port irlandais où Olivier, notre ami, débarquera, avant que Bernard et moi poursuivions vers Troon jeudi. Le ciel est triste mais ne pleure pas.
Jeudi 16 mai
Instants d’émotion. Nous quittons Bangor pour nous rendre à Troon, la ville du littoral écossais où nous avions acheté Fou de Bassan il y a quatre ans, en passant par Ailsa Craig, le rocher d'Elisabeth. Cet îlot abrite l'une des plus grandes colonies de Fou de Bassan d'Europe. Difficile de ne pas y voir un clin d'oeil de l'univers.
Fous de Bassan © Bernard Thorens
Nous aurons mis 10 jours pour atteindre Troon, en faisant trois escales. Environ 630 milles parcourus, dont les deux tiers à la voile.
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