Dans moins de deux jours, lundi, au petit matin, dès que le jour sera levé, nous mettrons le cap sur les Açores après avoir bien failli renoncer à cette traversée qui nous a toujours fait rêver à cause de ce stupide accident à ski l’hiver dernier. Ouf, aujourd’hui, j’ai retrouvé ma mobilité et Fou de Bassan est fin prêt à fendre la vague.
C’est notre première « grande traversée ». Celle qui nous emmènera du Cap Saint-Vincent, la pointe la plus à l’ouest de l’Europe, à San Miguel, une des neuf îles de l’archipel des Açores.
Nous visiterons l’archipel pendant un mois avant de retraverser dans l’autre sens. Bretagne ? Portugal ? On verra bien où le vent nous portera.
Nous avons travaillé d’arrache-pied pour préparer le bateau et l’équipage pour que cette traversée se déroule dans les meilleures conditions possibles.
Préparation du bateau et de l'équipage
L’expérience de nos amis tourdumondistes, toujours prêts à nous dispenser gentiment des conseils, a été précieuse, notamment en ce qui concerne la sécurité. Par exemple, en plus des nombreux GPS que nous avons déjà sur Fou de Bassan, nous avons emporté une unité qui fonctionne à pile, qu’on a soigneusement emballée dans du papier d’alu. Ainsi, si la foudre tombait sur le bateau et endommageait toute l’électronique, nous pourrions toujours lire nos coordonnées et les reporter sur la carte papier sur laquelle figure notre route.
Autre exemple, la préparation de la pharmacie de bord. A quoi cela sert-il de prendre du matériel de petite chirurgie si on ne sait pas s’en servir ? Nos enfants médecins nous ont conseillés et nous ont même dispensé une séance de rattrapage pour apprendre à faire une anesthésie et une suture sur un pied de cochon. Mieux vaut ne pas imaginer ce qui se passerait si nous devions recoudre une plaie avec un vent de trente nœuds et une houle de quatre mètres.
Bref, si l’épisode du pied de cochon nous a amusés, cette phase de préparation, qui nous a un peu forcés à envisager les pires scénarios et la façon dont nous pourrions y faire face, m’a laissé un drôle de sentiment par moment.
Ecouter les chants des baleines, un rêve poétique qui balaie toutes les appréhensions.
Les Açores figurent en effet parmi les meilleurs lieux au monde pour observer les cétacés. Ainsi, nous nous sommes équipés d’un hydrophone, un micro destiné à être utilisé sous l’eau, pour essayer de capter les sons de ces grands mammifères marins.
En cette veille de lever l’ancre, c’est l’excitation de la promesse d’aventure qui m’habite, ainsi que la joie d’accueillir Tom à bord, notre beau-frère, qui réalise son rêve en nous accompagnant dans cette odyssée.
Rendez-vous dans une semaine, après une semaine « presque » coupés du monde, puisque nous avons emporté un téléphone satellite pour prendre la météo chaque jour et pour la sécurité.
En attendant, on fait le saut dans la grande bleue.
Mercredi 28 juin 2023
Nous n’avons pas posté le poste précédent, car comme tous les marins et marines, nous sommes superstitieux. Il ne faut pas vendre la peau du thon avant de l’avoir tué.
Comme décidé, nous avons pris la mer lundi matin, cap au 270, avec un vent du nord-nord-est de 26 nœuds et une houle bien formée de deux à trois mètres nous arrivant par le travers. Les premières 24 heures à bord ont été rudes, Fou de Bassan s’étant transformé en machine à laver. Certes un programme encore doux, mais qui nous a bien lessivé et que l’estomac de Tom n’a pas trop apprécié.
Pourquoi s’infliger ce régime rude, nous sommes-nous d’abord demandés ? Puis, la mer s’est calmée. Aujourd’hui nous naviguons par des vents portants, plus faibles, avec une houle nous poussant par l’arrière. Agréable. Nous nous amarinons progressivement et adoptons un rythme de grande croisière, composé des moments de veille, de lecture et de beaucoup de repos pour récupérer des nuits découpées en quarts. L’atelier fabrication de pain, ce sera pour demain.
Zombies et fantômes pendant les quarts de nuit
Je commence à apprécier ce nouveau mode de vie, totalement déconnecté de la vie à terre, qui nous relie la nuit, par la VHF, à la communauté des marins. C’est étonnant comme les échanges paraissent plus fréquents la nuit. Les capitaines des bateaux échangent entre eux. Impossible de comprendre leurs messages en portugais. Ces deux dernières soirées, des petits malins se sont amusés à parasiter et brouiller le canal 16 – le canal de veille – avec des messages chargés de propos déplacés et d’insultes. D’où émettent-ils ces inepties ? Cela reste un mystère.
Est-ce la fatigue qui nous plonge dans un état semi-hypnotique pendant les quarts ? J’entends des voix, comme si c’étaient celles des voisins de l’appartement d’à côté, qui feraient un peu de tapage nocturne et laisseraient tomber des objets sur le sol. Un tour que nous joue Fou de Bassan quand il s’exprime.
Le reste de l’équipage me confirme qu’il a aussi partagé la même expérience étrange. Je vous rassure, au contraire du bateau, nos esprits ne filent pas vers l’ouest. Quand nous sentons que nous sommes trop fatigués, nous programmons une minuterie de cuisine sur un cycle de quinze minutes pour être certains de nous réveiller afin d’effectuer notre tour de garde.
Nous sommes presque à mi-parcours. En principe nous arriverons à San Miguel samedi.
Jeudi 29 juin 2023
Le vent s’est calmé et la houle est plus calme. Cette nuit j’ai rêvé que Bernard et moi étions attaqués par des terroristes. Tom aussi. Comme quoi l’environnement marin un peu hostile auquel nous sommes peu habitués marque notre subconscient.
Fou de Bassan s’est transformé en atelier de boulangerie : préparation de pancakes à la banane pour le petit déjeuner, focaccia à midi et cake à la banane (encore !) pour le dessert du soir. Eh oui, il faut bien terminer le stock de ce fruit fort apprécié, tout comme le coca cola, par celles et ceux qui souffrent du mal de mer.
Notre microcosme sympathique s’adapte à sa nouvelle routine.
Tom a barré en écoutant du Bach, une variation Goldberg interprétée par Pavel Kolesniskov. Il avait la banane ! Nous étions heureux de le voir heureux, transporté par la musique et les éléments. Un instant de grâce comme seul on peut les vivre sur l’eau.
Un cadeau de Fou de Bassan : partager des moments uniques avec celles et ceux qu’on aime.
Vendredi 30 juin, 1 heures du matin
Je suis de quart. J’aime ces moments où seule dans le cockpit, pendant que les autres dorment, assise sur le pont, je peux ne penser à rien en contemplant le ciel et la mer, ou installée à l’abri dans le carré éclairé d’une lumière tamisée, laisser se dérouler mes pensées, écrire comme ce soir.
Je me sens rassurée depuis que nous avons adopté un nouveau système pour faire le tour de garde sur le pont. La ligne de vie du cockpit, une sangle à laquelle on s’attache au moyen d’une longe accrochée à un harnais, ne s’étendait pas jusqu’au poste de barre. Aussi, il fallait s’en détacher avant de la frapper au poste de barre. Par temps calme, cela ne pose aucun problème. Mais par une nuit sans lune et un vent de 25 nœuds, ce moment très court où je n’étais rattachée à rien me stressait énormément.
Depuis que nous avons adopté l’astuce d’un ami, je me sens totalement en sécurité. Nous avons accroché un long boute à la sortie de la descente, qui reste à poste. Avec ce système, on peut se déplacer en toute sécurité depuis la table à carte jusqu’à la barre, s’étendre sur la banquette sur laquelle on se repose à l’intérieur entre deux tours de veille tout en restant attaché.
Une mesure de sécurité essentielle quand on sait qu’une personne qui tombe à la mer en pleine nuit a très peu de chance d’être retrouvée, même si, comme c’est notre cas, elle est équipée d’une balise AIS* dans son gilet de sauvetage.
Autre avantage : on épargne ainsi au reste de l’équipage endormi les bruits de quincaillerie que faisaient les mousquetons quand ils heurtaient inévitablement la coque du bateau lorsqu’on se déplaçait.
Il va de soi en revanche que pour se déplacer le long des passe-avants, on utilise nos longes frappées à la ligne de vie.
* Authentification Information System. Cette balise envoie une position GPS sur l’ordinateur de bord du bateau et ceux des bateaux équipés du même système qui naviguent dans un rayon de 5 milles.
Samedi 1 juillet 2023, 1heure trente du matin
Je profite à nouveau d’un quart de nuit, si propice pour écrire. En principe nous arriverons à São Miguel aujourd’hui lors du coucher du soleil. Déjà.
Nous allons bientôt retrouver l’agitation de la vie terrestre, alors que nous sommes presque seuls au monde, sur cette immensité bleue avec notre coquille de noix. En deux jours, nous n’avons croisé le sillage que de deux bateaux : un cargo et un voilier, à plusieurs milles de nous. Sur l’écran de notre ordinateur de bord, aucune cible AIS. L’avantage est de vivre des nuits de veille plus calmes. Pas de route à modifier pour éviter un navire.
Instants éphémères
Nos organismes se sont adaptés à notre nouvel environnement et nous sommes accordés au rythme de l’océan. Je comprends tellement pourquoi les marins cèdent au chant des sirènes. Hier, au crépuscule, lorsque le soleil entamait sa descente et éclairait l’océan de ses reflets moirés juste avant de l’épouser, Tom a pris la barre. En totale harmonie avec lui, il guidait Fou de Bassan qui glissait sur l’eau avec élégance. Pendant ce temps, Bernard et moi, sur le pont avant, chacun ses écouteurs dans les oreilles et sa playlist, écoutions de la musique. Lui du Schubert, moi cette chanson interprétée par Grand Corps Malade, Ben Mazué et Gaël Faye. Une pépite de bonheur, un moment de grâce, éphémère, qu’on aimerait rendre éternel.
Si les nuits d’été on passe des heures à regarder le ciel
A attendre le passage éclair des étoiles filantes
C’est que le charme de la vie a un plus beau potentiel
Quand les choses sont fragiles et les secondes fuyantes
L’étoile filante ne s’installe pas elle s’envole et disparaît
On l’attend, on l’espère pour un plaisir furtif
Il faut saisir l’instant pas la seconde d’après
Les bonheurs les plus intenses sont souvent fugitifs
Le précaire ça génère
L’émotion s’accélère
Pour défaire et refaire, laisser faire l’éphémère
Pour se sentir vivant
Loin des routines amères
Laisser taire l’ordinaire, laisser faire l’éphémère
Samedi 1 juillet 2023, 14 :10
TERRE EN VUE
Dans 27 milles nous serons arrivés, après avoir passé 6 jours et 5 nuits en mer. Mise à part les premières 36 heures, nous avons bénéficié de conditions de rêve. Nous tirons notre dernier bord sous gennaker, avec un vent de 12 nœuds de moyenne et avançons avec une moyenne de 7 nœuds sous le grand ciel bleu. On attend plus que l’arrivée des dauphins pour ajouter un supplément d’âme à cette traversée. *
Au total, nous aurons parcouru 820 milles à une vitesse moyenne de 6,2 nœuds.
* Voeux exaucé, nous venons d'être accueilli.e.s par des globicéphales 🤩
Nous posterons un petit film de notre traversée à notre arrivée.
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